extrait de ‘Son Fils’

par Justine Lévy

Un clochard. Un mendiant. Avec la pension que je lui accorde tous les mois, depuis qu’il a quitté Marseille, est-ce que ça ne devrait pas suffire ? La honte, alors, s’est un peu effacée. Et c’est la colère qui s’est engouffrée en moi. Elle s’est installée à la place de la stupeur. Peut-être qu’il joue, que c’est comme un rôle au théâtre ou au cinéma, que ça l’amuse, qu’il le fait exprès ? Mon Dieu ! Que dirait ce pauvre Antoine-Roi ? Et moi, se rend-il compte que je suis seule désormais et qu’il me fait une réputation ? Elle ne me quitte plus, la colère. J’aurais préféré, je crois, ne pas le retrouver, ou le retrouver dans les bras de la Nin, ou d’une femme des rues, c’est la même chose, mais pas ça, pas cette image de lui, pas ce spectacle de notre famille.
Je ne sais plus ce que j’écris, je ne sais pas à qui demander de l’aide, je ne sais même pas si quiconque peut encore l’aider, m’aider, il n’y a que moi, depuis toujours il n’y a que moi, mais je crois, pour la  première fois, que je préférerais que quelqu’un d’autre s’en charge à ma place.
*
J’ai changé d’avis, ce matin. Je suis retournée voir sur son bout de trottoir, bien résolue à le raisonner. Mais j’ai trop attendu. Il a plu à verse, toute la nuit. Évidemment, il n’y était plus.
*
Oui, peut-être que je l’aime trop. Mais, franchement, même s’il faisait semblant et si c’était un truc de comédien, quelle mère réagirait autrement à ce spectacle d’avant-hier ?
Et puis, sur les neuf que j’ai eus, je n’en ai sauvé que trois. Alors, qu’est-ce que ça veut dire, aimer trop ? Une mère sent ces choses-là. Pas un père ? Justement non. Pas un père. Antoine-Roi était trop dur. Trop autoritaire. Et si absent, aussi. Aucune affection. Peut-être même de l’animosité, je n’arrive pas à savoir. C’est leur secret à tous les deux. Et c’est la seule chose qu’une mère ne sent pas toujours. Est-ce que ça a eu une incidence ? J’étais là, bien sûr, moi. Je l’aimais pour deux, pour mille, il n’a manqué de rien, je ne comprends pas.
*
J’ai récupéré Nanaqui. Il est avec moi, rue Guynemer. Je lui ai coupé les cheveux. C’est mieux ainsi. Il se repose.
*
Il avait quatre ans et demi quand ses maux de tête l’ont fait voir double. On a dit méningite, on a dit chute, on a dit n’importe quoi, on ne savait pas. Électricité pour le soigner. La machine que s’est procurée Antoine-Roi, et qui transmet l’électricité par des électrodes fixées sur le crâne. La faute, alors, à Antoine-Roi ? à sa brutalité ?
Oui. Mais j’aurais dû m’opposer, faire valoir ma volonté, ma connaissance profonde de mon enfant, je ne l’ai pas fait – pourquoi ?
Et puis on a dit syphilis héréditaire. Héréditaire, donc, ma faute. Toujours et encore ma faute. Piqûres de mercure. Une centaine. J’ai fini par ne plus compter. Je voulais juste le sauver. De cette hérédité terrible. De tous ces cousins. Ces grands-mères soeurs. De tout ce sang impur qui lui court à travers les veines. Parfois je pense que c’est de là que vient le génie. Parfois le contraire. Tout est ma faute. J’ai pris les
mauvaises décisions, vite, trop vite. Ma faute.


door Justine Lévy

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tekstbron: Lévy, Justine, Son Fils, Éditions Stock, 2021 - ISBN 978-2-234-08286-1, p.34-35
opgenomen in WEEKBLADEN #60 - blauw bloed

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